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SUBURRE |
Rome, la plus grande ville du monde antique occidental, était·elle plus sûre que nos actuelles cités? Les clichés pourraient le laisser croire, même si une série comme Rome (quelles que soient les libertés qu'elle prend par ailleurs avec la réalité historique) met en évidence l'existence de gangs, de voleurs, de prostituées, vivant de manière plus ou moine precaire dans le bas-fond do la ville.
Les causes de l'existence et du fonctionnement de ces bas-fonds se rapprochent de façon troublante de phénomènes contemporains. Lors de la transition de la République à l'Empire (en 29 av. J.C.), Rome est surpeuplée et dotée d'un urbanisme désordonné. En premier lieu, la ville aux sept collines a vu, au début de son développement, ses premiers habitants s'installer sur les hauteurs afin de se protéger des marécages et des débordements du Tibro. Plus tard, lors de la prise do Rome par los Gaulois on 390 av. J.C, elle est pratiquement rasée, reconstruite sans plan, en un semis de maisons sans alignement et de ruelles éttoites qui jouxtent les monuments les plus prestigieux. Les tentatives d'ordonnancement des rues se feront plus tard, souvent à l'occasion de l'érection de nouveaux monuments. En attendant, les plus pauvres s'installent en bas des collines, dans les endroits insalubres.
Géographie sociale
La répartition entre la plèbe et l'élite romaine est verticale, phénomène encore accentué pour les classes du bas de l'échelle. Cependant, si chaque classe sociale dort dans ses propres quartiers, Rome est une ville où touc se côtoient, des plus riches aux plus pauvres.
Ainsi, le quartier de Suburre se tient non loin du Forum lo sénateur peut aussi bien croiser sur le parvi de ce centre social et politique le marchand que le trafiquant ou la prostituée.
Quant aux quartiers situés au pied des collinnes, ils n'abritent pas seulement les rebuts de la société. Des commerçants et or artisans peu aisés les habitent également, ce qui provoque des tensions permanentes. Trois quartiers se dlstinguent:
• Suburre est situé au nord-est du Forum. C'est le quartier do Rome dévolu à la basse prostitution. Non seulement les plébéiens, mais aussi les esclaves ou lee immigrés, y fréquentent los prostituées qui sont légion le long des venelles. Les jeunes hommes de bonns famille viennent également y perdre leur virginité. Les prostituées comptent dans leurs rangs dos filles et dos mères contraintes de subvenit aux besoins de leur famille. Mais la plus grande proportion est formée d'esclaves. Suburre abrite aussi des marchés "noirs", on y vend des produits volés sur les autres marchés et des articles de contrebande.
• Il existe dans un Rome un endroit encore plus mal famé, le Trastevere. Ce quartier est établi à l'ouest, sur une plaine do l'autre cotê du Tibro. Il est le lieu de tous les dangers pour les citoyens romains. En effet, cette zone ressemblant à nos modernes bidonvilles est le refuge des réprouvés. des esclaves en fuite et de bandes armées. Le lieu est séparé du reste de Rome, en dehors de ses forûtications. Un seul pont permet d'accéder à la ville. À l'avènement d'Auguste, le Trastevere est intégré administrativement à la capitale. ce qui facilite, paradoxalement, l'activité illégale qui n'est plus contrôlée par un seul point de passage. Le Trastevere est un monde à part, qui se projette de temps à autre de manière violente sur la ville, sous forme d'incursions armées. Le quartier s'apaisera après son inclusion dans les fortifications sous Aurélien, vers 271 apr. J.C.
• L'Aventin est une colline dévolue à la plèbe et se situe au sud du Forum. Moins redoutable que le Trastevere et Suburre, ce quartier abrite aussi des activités de prostitution. Celle-ci est plus luxueuse et anime les fêtes données par la bonne société romaine. Du reste, le proxénète lié à cette activité plus mondaine fournit également des musiciennes aux riches patriciens.
Un désordre permanent
Mais la Rome des bas-fonds ne se résume pas à cee quartiore mal famés, vulnérables aux épidémies dues à la surpopulation, aux catastrophes tels les tremblements de terre ou aux incendies. Dans la Rome do cette époque, le hors-la-loi se moque de la géographie. On le trouve partout, y compris, pour le plus miséreux, a dormit dans les rues. En effet, l'exode rural entraîne un afflux de paysans démunis dans la ville et Rome, à l'avènement d'Auguste, souffre d'une surpopulation importante. Des estimations donnent un total d'un million d'habitants pour une surlace de 1.373 hectares (en comparaison, le Paris d'aujourd'hui accueille un pau plus du double de population sur une aire environ huit fois plus importante!). Les insulae (immeubles à plusieurs étages) sont saturés. certaines ruelles sont de véritables dortoirs. L'immigration "clandestine" influe sur cette densification. qu'il s'agisse d'individus d'autres cités attirés par les fastes de Rome ou d'esclaves en fuite se réfugiant au Trastevere.
Cette saturation permanente de l'espace urbain entraine une violence à plusieurs niveaux, Individuelle et spontanée d'abord puis collective et organisée. Si la première se traduit par des rixes liées à la famine, au vol et à tout ce qui tient aux activités illégales, l'autre violence a un aspect politique. Les prébendes accordées par des tribuns ou des citoyens riches à des gangs fortement hiérarchisés (parfois tenus par des anciens de la légion) sont à l'origine de véritables groupes armés imposant leur loi comme bon leur semble. Des vagues de terreur traversent la cité périodiquement et la puissance judiciaire n'y peut pas grand-chose.
Un sous-effectif policier
En effet, la police ne revêt pas du tout une allure contemporaine: les "magistrats intérieurs", spécialisés dans la répression des classes dangereuses, agissent avec une efficacité mitigée. Ils sont secondés par des esclaves publics (sept mille vigiles urbains faisant également office de pompiers) qui n'ont aucun pouvoir sur le citoyen, lequel peut pourtant se montrer également turbulent. Et la corruption n'est pas étrangère à ces magistrats, dont les rapports avec les bandes armées sont souvent respectueux. La création par Auguste (en 13 av. J.C,) de cohortes urbaines vient renforcer le dispositif existant. Ces trois unités de cinq cents hommes formés comme des légionnaires tiennent un rôle de police urbaine et de maintien de l'ordre analogue à celui de nos gardes mobiles contemporains. Mais la présence de ces forces n'empêche en rien la violence en bandes d'éclater sporadiquement.
Une délinquance protéiforme
Les disettes sont souvent à l'origine de ces flambées de violence. Rome a du mal à réguler son approvisionnement et est ptlncipalement tributaire del Tibro, qui devient impropre à la navigation lors des étés sacs. Cet état de misère endémique, de famine (la nourriture est distribuée aux seuls citoyens, même s'il y a des resquilleurs), de violence, est vécu comme une fatalité par la plèbe, non exempte de révoltes cependant. Les bas-fonds possèdent leurs marchés parallèles à ciel ouvert dans Suburre ou le Trastevere. En outre, les tavernes (où l'on n'hésite pas à supprimer le client qui montre imprudemment ses sesterces) et les lupanars y sont nombreux, des tripots clandestins y sont parfois organisés. Si la prostitution est tout à fait intégrée à la société romaine et son recours parfois encouragé (par exemple, afin "d'éviter" un adultère, sévèrement réprimé par la loi), les conditions de son exercice sont dures, même épouvantables. Des trafics d'enfants sont organisés à partir de pays conquis: de jeunes garçons, dont le rôle passif dans un rapport avec un nomme est tout à lait admis. font partie du lot de "marchandises" constituant le butin ramené.
Dans un autre domaine, la multiplication des cultes génère un nombre important d'escroqueries fondées sur la dévotion et l'ignorance des religions. Tel soi-disant prêtre, pourvu qu'il porte un costume et un maquillage crédibles, passe d'un jour à l'autre d'ume religion orientale à la célébration d'une divinité germanique. La quête est à la mesure de la prestation mais semble lucrative tant on recense de faux prophètes (régulièrement expulsés) et de religieux versatiles.
Surpeuplée, livrée à une violence mal contrôlée qui s'étale sur la ville basse, Rome est loin de la représentation "idéalisée" des peintres du XIXe siècle, relayés par le cinéma à grand spectacle. C'est une cité bigarrée où l'on parle plusieurs langues, traversée par plusieurs cultures, de nombreuses religions et des bas-fonds qui reflètent ces disparités. Ces derniers sont la mauvaise conscience d'un ordre romain société romaine et son recours parfois encouragé qui ne parviendra jamais à les dompter.
Par Yves Letor dans "Tout Sur L'Histoire", n.15, novembre/decembre 2016, France, pp. 50-55. Adapté et illustré pour être posté par Leopoldo Costa.