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La question que je voudrais esquisser dans ce livre est une de celles qui me troublent le plus profondément, elle me paraît dans l’état de mes connaissances insoluble, et revêt un caractère grave d’étrangeté historique. Elle peut se dire d’une façon très simple : comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? Je dis bien en tout. Ce n’est pas sur un point qu’il y a eu contradiction, mais sur tous les points. Si bien que d’une part, on a accusé le christianisme de tout un ensemble de fautes, de crimes, de mensonges qui ne sont en rien contenus, nulle part, dans le texte et l’inspiration d’origine, et d’autre part on a modelé progressivement, réinterprété la Révélation sur la pratique qu’en avaient la chrétienté et l’Église. Les critiques n’ont voulu considérer que cette pratique, cette réalité concrète, se refusant absolument à se référer à la vérité de ce qui est dit. Or, il n’y a pas seulement dérive, il y acontradiction radicale, essentielle, donc véritable subversion.
Ce n’est pas du tout le même phénomène qu’entre les écrits de Marx et la Russie des Goulags ni entre le Coran et les pratiques fanatiques de l’Islam. Ce n’est pas le même phénomène parce que dans ces deux derniers cas on peut certes trouver la racine de la déviation dans le texte même. Je laisse de côté le second cas qui nous entraînerait trop loin pour m’en tenir au premier. On a pu procéder à la remontée de Staline à Lénine et de Lénine à Marx, il y avait chaque fois un rapport indiscutable de l’un à l’autre, si bien que l’on pouvait très aisément comprendre qu’il y ait eu cette dérive, et que les conséquences soient tragiques, tout à fait contradictoires avec ce que Marx avait pensé, voulu, espéré. Cependant il y a un point de rapprochement évident entre ce qui s’est produit dans le marxisme et dans le christianisme. C’est que tous deux font de la pratique la pierre de touche de la vérité ou de l’authenticité. Autrement dit, c’est d’après cette pratique que nous avons à apprécier et non pas d’après les intentions ou la pureté de la doctrine, ou la vérité de la Source et de l’origine.
On connaît le rapport chez Marx entre Praxis et Théorie, mais c’est, il ne faut pas l’oublier, un rapport circulaire. Ce qui implique finalement qu’une praxis fausse engendre inévitablement une théorie fausse et on peut voir la fausseté de la pratique non seulement à ses effets (jugés d’ailleurs d’après quoi ? sans doute Marx aurait récusé l’émotion humaniste et morale en face des monstres staliniens, mais il aurait sûrement retenu l’aggravation du pouvoir de l’État, la dissolution de la lutte des classes, l’aggravation de l’aliénation, donc la praxis est jugée à partir de la théorie qui l’a inspirée) mais encore à la nouvelle théorie à laquelle elle donne naissance, et ceci fut tout à fait visible dans l’expression théorique de la fin du stalinisme et la disparition de la théorie chez les dirigeants de l’URSS qui sont rentrés ni plus ni moins dans le cadre des conflits entre États et de leur propre impérialisme. Or, le christianisme se juge aussi d’après la pratique. Nous sommes ainsi en présence de la mise en garde permanente à ce sujet.
Toute la Révélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob revient incessamment là-dessus : l’homme qui mettra en pratique les commandes de Dieu vivra (par exemple Lv 18,5 — Nh 9,29 — Éz 20,11). Tu mettras en pratique ces commandements… L’Éternel te commande de mettre en pratique… (Dt 25,16 ; 27, 10). Et réciproquement, le mal et la mort sont liés à l’absence de mise en pratique ou encore à la pratique des usages des autres peuples, aux coutumes abominables (Lv 18,30) et l’on met en opposition radicale l’Écoute et la Pratique : ils écoutent mais ne pratiquent pas (Ez 33,31). Or, cette importance décisive de la pratique est exactement reprise par Jésus, presque dans les mêmes termes. Les fidèles sont ceux qui écoutent et qui mettent en pratique (Lc 8,21). Et il y a une parabole à ce sujet que l’on entend habituellement fort mal : à la fin du Sermon sur la Montagne (Mt 7,24-27), il y a la parabole célèbre de l’homme qui construit sa maison sur le roc ou sur le sable, la première est solide et résiste à la tempête et aux torrents, la seconde s’effondre. En général on dit que le roc c’est Jésus lui-même. Mais ce n’est en rien la parabole !
Jésus dit : celui qui entend ces paroles et les met en pratique est semblable à un homme qui construit sur le roc. Autrement dit ce qui est le roc c’est l’Écoute et la Pratique ensemble. Mais la seconde partie est plus restrictive : celui qui écoute les paroles que je dis et ne les met pas en pratique est semblable à un homme qui a bâti sur le sable. Là sans doute seule la mise en pratique est en question, et nous pouvons dire que la pratique est le critère décisif de la vie et de la vérité.
Or, dans la première génération chrétienne il n’y a aucun doute à ce sujet. Paul le rappelle sans cesse avec force 1, lui qui était le théologien du salut par grâce : « Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu mais ce sont ceux qui la mettent en pratique qui seront justifiés. Quand les païens qui n’ont point la loi font naturellement ce que prescrit la loi […] ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur… » (Rm 2,13-15). On a voulu, obstinément, mettre en contradiction une théologie de la foi chez Paul et une théologie des œuvres chez Jacques, mais ceci est radicalement inexact.
Paul a sans cesse insisté sur l’importance critique de la pratique. Ce n’est pas pour rien que chacune de ses lettres s’achève par une longue « parénèse » montrant que la pratique est l’expression visible de la foi, de la fidélité à Jésus. Et il résout la contradiction coutumière dans le texte fondamental de l’Épître aux Éphésiens : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres afin que personne ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour de bonnes œuvres, que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions » (Ép 2,8-10).
Le « chevillage » de ce texte est essentiel. Ce qui est rejeté, mis à bas c’est l’autojustification, c’est la glorification de soi par soi, c’est l’autosuffisance de l’homme pour la conduite de sa vie, pour accomplir le bien, etc. Sauvés : c’est par la grâce et non par les œuvres, mais justement pour que nous ne puissions pas nous glorifier par des œuvres. Par ailleurs, il est indispensable de faire ces œuvres, car elles sont préparées d’avance par Dieu, elles sont dans le « plan » de Dieu, et quant à nous, nous sommes créés afin de pratiquer ces œuvres. Ce n’est pas Dieu qui accomplit les œuvres, c’est nous qui en avons la responsabilité. La mise en pratique est alors chez Paul à la fois le critère visible que nous avons sérieusement reçu la grâce, et que nous sommes effectivement entrés dans le Plan de Dieu. Donc pour Paul, dans la droite ligne de Jésus, la pratique est la pierre de touche de l’authenticité. Nous sommes donc bien en présence d’une constante millénaire.
Dès lors ceux qui attaquent le christianisme sont parfaitement habilités à le faire à partir de la pratique désastreuse qui fut la nôtre. Les attaques de Voltaire, d’Holbach, de Feuerbach, de Marx, de Bakounine 2 pour ne citer que ceux qui nous concernent le plus directement sont entièrement exactes. Et au lieu de se défendre contre elles et de faire une maladroite, inutile, méprisable apologétique, il faut écouter leur attaque, prendre au sérieux ce qu’ils nous disent. Car ils démolissent le christianisme, c’est-à-dire très exactement le dévoiement que la pratique chrétienne a fait subir à la Révélation de Dieu.
Il ne faut pas le résumer, comme on l’a fait trop souvent, en une opposition entre le pur message de Jésus, et puis soit l’affreux Dieu des Juifs soit le détestable Paul, mensonger interprète. Il y a une cohérence parfaite entre tout ce que nous pouvons savoir de Jésus le Christ et la révélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et il y a aussi cohérence parfaite entre l’Evangelium Christi, des Évangiles et l’Evangelium de Christo, de Paul entre autres.
Quant à dire que les Évangiles eux-mêmes, tels que nous les avons, ont été falsifiés, tripatouillés par la première ou la seconde génération des chrétiens pour faire coïncider Jésus avec leur message et leur proclamation, cela ne peut se soutenir qu’au nom d’un Jésus refabriqué par tel ou tel moderne au gré de son idéologie, le Jésus socialiste, le Christ monarchiste, le Jésus « historique », le Jésus prolétaire, le Jésus doux poète, le Jésus violent révolutionnaire ou le Christ arlequin… mais cela ressortit exclusivement de l’invention individuelle. Non, l’attaque des antichrétiens est parfaitement légitime et doit être entendue telle quelle comme l’attestation de l’effroyable distance que la pratique chrétienne a créée par rapport à la Révélation.
Or, la difficulté tient justement en ce qu’il est impossible de dire : « Certes, notre pratique est mauvaise, mais voyez donc la beauté, la pureté, la vérité de la Révélation. » Nous avons insisté sur l’unité des deux. Il faut absolument le bien comprendre. Il n’y a pas de Révélation connaissable hors de la vie et du témoignage de ceux qui la portent. C’est la vie des chrétiens qui atteste de qui est Dieu, et quel est le sens de cette révélation. « Voyez comme ils s’aiment », et c’est à partir de là que commence l’approche du Révélé. « Si vous vous déchirez entre vous, vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu », etc. Il n’y a pas une pure vérité du Dieu de Jésus-Christ à laquelle nous pourrions renvoyer en nous lavant les mains de ce que nous faisons nous-mêmes. Si le chrétien n’est pas conforme dans sa vie à sa vérité, il n’y a plus de vérité. Et c’est pourquoi les accusateurs du XVIIIe et du XIXe siècle ont eu pleinement raison de remonter de la pratique de l’Église à la fausseté de la Révélation elle-même. Il nous faut comprendre que, en n’étant pas ce que Christ demande, nous rendons le tout de la révélation mensonger, illusoire, idéologique, imaginaire, et ne portant plus aucun salut, par conséquent nous sommes acculés à être chrétiens ou à reconnaître la fausseté de ce que nous croyons. Telle est l’épreuve irrécusable de la pratique.
Nous devons admettre qu’il y a une distance incommensurable entre le tout de ce que nous lisons dans la Bible et puis la pratique des Églises et des chrétiens. Au point que je puis parler valablement de perversion, de subversion, car, je le montrerai, la pratique a été en tout l’inverse de ce qui nous était demandé. Cela reste pour moi une question véritablement insoluble. Kierkegaard l’a rencontré en son temps. Il y a répondu à sa façon. Il faut aujourd’hui tenter autre chose, un autre chemin et reprendre cet examen de conscience.
Nous devons encore éviter deux écueils : d’un côté rejeter tout le passé de l’Église, mépriser et condamner tout ce qui fut, et dire schématiquement, comme on ne cesse de le dire aujourd’hui d’une façon abominable : l’Église ce fut l’obscurantisme. La pensée judéo-chrétienne est la cause, l’origine de tout le mal moderne, de l’absolutisme étatique, ou l’aliénation capitaliste, du mensonge et de l’hypocrisie générale, des complexes d’Œdipe ou de culpabilité, de l’infériorisation de la femme, de l’esclavage du tiers monde, de la dénaturation de la Nature. L’Église médiévale, c’est l’Inquisition, le servage, les Croisades, la théocratie, la construction contrainte et forcée des cathédrales par un peuple abruti et terrorisé. Un peu plus tard, c’est Galilée, c’est l’origine du capitalisme, c’est l’invasion du monde entier et sa mise en coupe réglée, c’est la destruction des cultures originales indigènes, l’écrasement des peuples sous le dogme et sous la morale chrétienne. Tout le mal vient du judéo-christianisme, et nous trouvons à côté de ces accusations acharnées mais simplistes la glorification du joyeux et pur païen 3, d’un polythéisme humain et libéral, d’une enfance spirituelle que le christianisme a fait avorter.
Il y a en tout cela un peu de vrai, un petit peu, en ce qui concerne la chrétienté. Mais il y aurait à rétablir une exactitude historique presque sur chaque point, car en tout cela il y a beaucoup d’exaltation polémique au service d’idéologies en réalité totalitaires et très peu de réalité. Un jour j’écrirai un plaidoyer du passé de l’Église en face des absurdités qui nous sont octroyées. Il n’en reste pas moins vrai que le soubassement de toutes ces folles accusations, c’est la subversion vraie du christianisme. Mais l’autre écueil qui se présente à nous consiste à proclamer soit : aujourd’hui c’est différent — soit : il y avait quand même autre chose dans l’histoire chrétienne : sur ce dernier point, il faut rappeler que, quand même, il y a eu saint François d’Assise, ou Las Casas. Quand même l’Église a eu parfois de beaux sursauts de vérité (le Synode de Barmen). Quand même il y a eu des papes authentiques, et puis il y a indiscutablement la foi individuelle et cachée… Tout cela est exact, mais n’enlève rien à ces accusations, massives, grossières, infantiles, dont le véritable objectif est de soumettre l’homme à un autre esclavage.
Par ailleurs les chrétiens n’ont pas à accepter sans plus toutes les attaques concernant le passé de l’Église, en se rattrapant : « Oui, mais aujourd’hui, voyez comme tout a changé ! » Hier l’Église était contre les pauvres, aujourd’hui elle est pour le socialisme, le communisme, les travailleurs immigrés. Hier elle était pour la monarchie, aujourd’hui elle est pour la démocratie et même l’autogestion. Hier elle était pour le patronat, aujourd’hui pour les syndicats. Hier, elle prétendait détenir la Vérité absolue, elle était dogmatique, aujourd’hui elle dit n’importe quoi sans aucune limite. Hier elle était pour une morale sexuelle féroce et rigide, maintenant elle est pour l’avortement, l’homosexualité, etc.
On peut continuer indéfiniment. J’ai déjà ailleurs attaqué cette plasticité 4. Il n’y a là nul « progrès » : simplement l’Église adopte sans plus les idées et les mœurs de notre société, comme elle adoptait ceux de la société d’hier ou d’avant-hier. Même quand elle défend le pauvre, elle n’est pas plus vraie aujourd’hui qu’il y a cent ans ou deux cents ans. C’est exactement la même trahison. Il n’y a aucune vérité incarnée aujourd’hui dans cette simple conformité au courant dominant de notre société. C’est la même subversion du christianisme, avec en plus l’orgueil (nous sommes les premiers à bien comprendre enfin l’Évangile, comme le proclame ingénument le bon F. Belo 5) et l’hypocrisie qui consiste à battre sa coulpe de chrétien sur la poitrine des générations antérieures. Je n’y reviens pas.
Il faut par ailleurs éviter les explications vraiment simplistes de cette perversion. J’en retiendrai trois pour mémoire : celle qui se rattache à la célèbre formule de Loisy : « Les premiers chrétiens attendaient la venue immédiate du royaume de Dieu, et ce fut l’Église qui vint. » Toutes les déviations seraient dues à ce retard. Falsifications (supposées !) des textes de l’Évangile, durcissement et affaiblissement corrélatifs de la foi et de l’espérance, resserrement de la charité, perte du sens communautaire des origines, création des institutions, d’une hiérarchie : il a fallu s’organiser pour durer, puisqu’il fallait continuer à attendre… Je crois que ceci est profondément inexact. Rien, sinon une interprétation datée, subjective et relative d’un certain nombre de textes, que l’on choisit comme étant les « vrais », rien ne permet de penser que les disciples de Jésus attendaient une réalisation immédiate du Royaume de Dieu. Rien ne permet de penser que les textes où Jésus annonce une longue attente soient faux.
Il fallait que les disciples apprennent à vivre dans le monde. Il fallait que le monde redevienne porteur de la possibilité d’un amour tourné vers le vrai Dieu. Il fallait non pas qu’une mutation magique s’effectue mais qu’une nouvelle histoire commence. De même, ne retenons pas l’opposition vraiment trop élémentaire de la distance entre un idéal et sa réalisation. Non, l’action de Dieu en Jésus-Christ, la Révélation de Dieu commencée avec Abraham n’ont rien à faire, absolument rien, avec un idéal. Il n’y a là ni idéal au sens banal, courant du terme, ni idéalisme philosophique. Croire que Dieu a créé le monde, qu’il révèle sa volonté pour l’homme, qu’il sauve l’homme de la mort, n’a rigoureusement rien à faire ni avec l’Idée hégélienne ni avec l’idéalisme des philosophes (celui que Marx attaque). La subversion du christianisme ne tient pas à une impossibilité de vivre cet idéal. Car ce n’en est pas un !
Nous sommes dès le début en plein réalisme et en plein matérialisme. L’idée de Dieu n’existe pas. Et les philosophes de la Mort de Dieu ont eu raison en ce sens de détruire cette idée qui nous bouche totalement le sens de cette Révélation. Enfin, et c’est du même ordre, il ne s’agit pas non plus d’une opposition entre le spirituel (toujours repris par les mouvements spirituels et millénaristes) et l’institutionnel. Encore une fois, la Révélation de Dieu ne ressortit pas au spirituel. Le Saint Esprit n’est pas du spirituel. Mais ces trois oppositions élémentaires ont chacune une petite part d’exactitude, nous les retrouverons au passage.
En vérité, l’essence même de la subversion est déjà indiquée par la désignation de « christianisme », chaque fois que nous rencontrons cette désinence « isme », cela désigne un courant idéologique ou doctrinal, parfois dérivé d’une philosophie. Positivisme, socialisme, républicanisme, spiritualisme, idéalisme, matérialisme, etc. Cela ne désigne pas la philosophie elle-même. Cela peut même être directement contraire à cette philosophie. Par exemple marxisme ou existentialisme, Marx ou Kierkegaard ont chaque fois tenté d’empêcher que leur pensée ne soit réduite à un mécanisme idéologique. Mais ils n’ont pu éviter que leurs successeurs aient figé leur pensée vive en un système (ou plusieurs), et de là on dérive sur l’idéologie. Sartre lui-même accepte l’emploi d’existential-isme, sans réaliser quelle perversion cela implique de ce qu’il dit. En tout cas, à partir du moment où il y a cette mutation de la pensée existentielle à un existentialisme, il y a transformation d’une source vive en un canal d’irrigation plus ou moins bien ordonné, plus ou moins stagnant et s’éloignant au fur et à mesure de sa source pour entrer dans le banal et le reconnu.
La désinence « isme » consiste à intégrer un neuf dans un ensemble catégoriel bien repéré, et surtout défini. Mais dans le même temps, si l’originalité est éliminée pour être ramenée au lieu commun d’usage, une vie ou une pensée y perd sa radicalité et sa consistance. C’est-à-dire que si l’on entre dans un ensemble défini, c’est aussi un ensemble vague et flou. Le travail de capricorne commence à s’effectuer avec le rongement de galeries dans toutes les directions. A partir de ce point d’origine des dizaines de possibilités exploitables s’ouvrent et vont, de fait, être utilisées. Il apparaît alors une sorte d’ensemble étrange, formé de tendances souvent tout à fait contradictoires, toutes recouvertes par le isme en question. Enfin dernier avatar de ce nœud de vie ou de pensée qui fut à l’origine (vie et pensée unies en général chez le créateur et son groupe immédiat de disciples), cet « isme » va parfois prendre la forme d’un courant sociologique pratique, d’une certaine forme d’organisation et de mouvement de masse, socialisme, marxisme, royalisme, républicanisme...
A ce moment s’établit une distance encore plus grande entre le roc de la « pensée-vie » première, et les espaces sableux qui vont bientôt l’ensevelir. Il n’y a plus aucune commune mesure entre la pensée de Marx et ce que l’on en a tiré depuis un siècle. Et c’est exactement la même chose chaque fois que l’on fabrique un « isme » à partir du nom d’un créateur, thomisme, luthéranisme, rousseauisme. Il est assez vraisemblable que cette dérive et cette subversion désignées chaque fois sans aucune exception soient assez typiques du monde occidental. Nous n’avons pas à l’examiner ici. Seulement à considérer que le « isme » de christianisme ne lui est pas particulier. Ce qui s’est produit là s’est produit dans beaucoup d’autres cas. Mais la subversion, la perversion, l’inversion est ici plus énorme, plus aberrante, plus incompréhensible que dans tous les autres cas.
Pour le chrétien elles posent une question plus insoluble. Car il ne peut s’agir d’un simple mouvement sociologique. Si l’on veut éliminer ce mot de « christian-isme » que faudrait-il dire ? D’une part la Révélation et l’Œuvre de Dieu accomplies en Jésus-Christ, en second lieu : l’Être vrai de l’Église en tant que corps du Christ, en troisième lieu, la foi et la vie du chrétien, dans la vérité et dans l’amour. Mais comme nous ne pouvons répéter indéfiniment cette longue formule triple nous dirons couramment pour désigner ces trois aspects : le « X ». Et il ne faut garder « christianisme » que pour le mouvement idéologique et sociologique qui en est la perversion.
Pour achever cette esquisse de la question qui se pose à moi de façon si dure, il faut encore faire entrer en ligne de compte une autre donnée. Nous avons dit, et nous le montrerons longuement, que la pratique chrétienne a été constamment une subversion de la vérité en Christ. Or, cela n’aurait pas dû être. Jésus nous dit : Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde, d’autre part il promet qu’il nous enverra son Esprit. Et l’Église a fait de l’Esprit-Saint la troisième « personne » de Dieu, une part intégrante du Dieu unique 6. Si Dieu est avec son Église. Si Dieu est présent par son Fils ressuscité et par son Esprit. Si Dieu garantit de cette façon la permanence de son œuvre, comment donc a-t-il pu se faire que tout soit finalement perverti. Et si vite, et si constamment. Je ne puis me contenter d’élisions trop simples, que nous disions qu’il y a ce que nous voyons et ce que Dieu, lui, voit, mystérieux et caché, qui serait très beau, très bien, alors que nous constatons le contraire. Ou encore que l’institution et les actes publics ne comptent pas, mais regardez donc ces vies singulières de chrétiens, fidèles, pieux, dont Dieu conduit la vie, et qui ne se montrent pas, ou encore parler de l’Église invisible, ou encore accepter de dissoudre l’action de Dieu dans l’action des hommes, et nous déclarer avec vergogne, « mais après tout, si l’Église a trahi, ce n’est que l’Église...
Et Dieu ne parle plus et ne passe plus par l’Église, Dieu s’identifie aux créations de l’homme. Dieu maintenant s’exprime par la révolution, par les guerres de libération, par la prise de conscience des pauvres, par la justice sociale qui s’établit… » nouvelle version de la toujours renaissante théologie naturelle. C’est dans ce que l’homme fait que nous discernons la Révélation de Dieu. A tout cela, il faut dire résolument non. Ceci est antibiblique. Ceci va à l’encontre de tout ce qui a été accompli par Dieu en Jésus-Christ.
La question n’en reste pas moins entière. Si le Saint-Esprit est, était, avait été avec les chrétiens et avec les Églises nous n’aurions pas assisté à cette terrible subversion qui a fait prendre pour christianisme exactement l’inverse, ou plutôt pour l’X de Dieu, le christianisme remanié par le monde. Faut-il alors croire que Dieu s’est retiré, se tait ? Ce que j’ai tenté de dire dans l’Espérance oubliée 7. Faut-il croire que Dieu a échoué ? Mais l’échec du christianisme exprimant ce que l’homme a fait de la Révélation ne change rigoureusement rien à ce que Dieu a accompli : il s’est incarné. Jésus-Christ, le Fils est mort (et nos péchés sont pardonnés). Il est ressuscité (et la mort, le néant, le diable sont vaincus). Ceci demeure quelles que soient les mésaventures de l’Histoire, quelles que soient les erreurs, les errances de l’homme. Ce qui est fait est fait. Quoi que l’homme ait fabriqué comme christianisme, l’accomplissement de l’œuvre de Dieu est total et inscrit dans notre histoire.
Mais la question est ce que nous en avons fait. Or, par le Saint-Esprit, cela pouvait se réaliser dans l’Histoire. Mais le Saint-Esprit n’est pas plus dictatorial, autoritaire, mécanisant, autosuffisant que la Parole de Dieu ou que Jésus-Christ. Le Saint-Esprit libère. « Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » Autrement dit, il n’est pas question d’une contrainte pesant sur l’homme et lui faisant faire ce que Dieu a décidé de faire. Tout l’inverse. Il est une puissance qui, une fois libéré l’homme de ses esclavages, le remet dans une situation de liberté, de choix, d’ouverture des possibles. Il est une puissance de lumière c’est-à-dire qui éclaire l’homme et lui permet de jeter un regard profond et neuf sur lui-même et ce monde. Il est une puissance qui peut démultiplier l’action de l’homme quand celui-ci choisit de faire la volonté de Dieu. Il est enfin une puissance de conscience, qui montre à l’homme quelle est cette volonté de Dieu (le Saint-Esprit vous conduira dans toute la vérité), c’est-à-dire que, converti au Christ et illuminé par le Saint-Esprit, l’homme ne peut absolument pas se réfugier derrière « Je ne savais pas ». Il a, par lui, une pleine conscience de la valeur, de la portée de sa pratique, rendue possible par le Saint-Esprit. Il est devenu pleinement responsable. Voilà tout ce qui ressortit à la présence du Saint-Esprit.
Lorsque les chrétiens ont fabriqué le christianisme, ils l’ont donc fait en pleine connaissance de cause, ils ont choisi librement cette voie-là, ils se sont détournés volontairement de la Révélation et de leur Seigneur, ils ont opté pour de nouveaux esclavages. Ils n’ont pas aspiré au don plénier du Saint-Esprit pour s’engager dans la voie qui avait été ouverte. Ils ont choisi autre chose et dès lors le Saint-Esprit est resté inemployé. Vacant. Présent dans la seule souffrance. C’est pourquoi la question qui se pose, brûlante, est une pure question humaine : pourquoi les chrétiens ont-ils fait l’inverse ? Quelles sont les forces, quels sont les mécanismes, quels sont les enjeux, quelles sont les stratégies, quelles sont les structures qui ont induit cette subversion ? A hauteur d’homme, et rien que cela.
Il faut formuler clairement la contradiction globale, et tout le cours de cette étude consistera à l’expliciter. Le X est subversif dans toutes les directions, et le christianisme est devenu conservateur et antisubversif. Le X est subversif envers les pouvoirs quels qu’ils soient. L’argent, puisque Jésus le qualifie de Mammon, et nul ne peut servir deux maîtres. Il y a incompatibilité radicale entre l’argent et le Christ. Jésus recommande à ses disciples de ne rien avoir. Et de même Paul montre que l’argent est fait pour être donné. Et Jacques que l’argent amassé par le riche résulte inévitablement du vol dont est victime l’ouvrier. L’argent en soi est puissance de détournement. Il est un des objets principaux de convoitise, or la convoitise est la racine de tous les péchés, de tous les maux.
Le pouvoir politique ? Ce n’est pas pour rien que les premiers chrétiens ont été attaqués dans l’Empire comme de dangereux anarchistes, comme des agents de subversion de l’ordre romain. Ils étaient objecteurs de conscience militaire, mais aussi objecteurs de conscience envers l’administration et l’empereur. Ils affirmaient que le chrétien ne doit pas entrer dans l’administration impériale et remplir un officium. Des témoins de l’époque laissent entrevoir l’inquiétude : on trouvait de moins en moins de fonctionnaires au fur et à mesure que la foi chrétienne se répandait. Des historiens modernes ont pu considérer que l’effondrement de l’Empire est dû en grande partie à cette attitude des chrétiens : plus de soldats recrutés dans l’Empire, il a fallu recruter des soldats chez les « barbares », fuite devant les responsabilités politiques et administratives des « élites ». Je ne soutiens pas la réalité de cette thèse, je dis seulement que tel a été le visage que les chrétiens des II, III, IVe siècles ont offert à leurs contemporains, telle était l’opinion que l’on en avait. Et il fallait bien qu’elle fût fondée sur quelque chose !
Nous aurons à voir dans un chapitre particulier les textes qui conduisent, à penser au point de vue biblique, qu’en effet le X était une puissance de subversion politique. Mais sans faire de confusion : il ne s’agissait nullement d’avoir un programme politique de remplacement, ni de vouloir changer les institutions ou le personnel politique, ou de préférer la démocratie à la dictature, ou de faire une transformation sociale (la fameuse affaire de l’esclavage que l’on a tant reproché aux premiers chrétiens de n’avoir pas résolue…). L’attitude était bien plus radicale : un refus de tout ça, une mise en question non pas d’un pouvoir mais de tout pouvoir, une visée de transparence dans les relations humaines qui se traduirait par un nouveau mode de liens (familiaux aussi) et de rapports (sociaux aussi).
Subversion à l’égard de toutes les religions. Ceci avait déjà commencé avec les juifs (comme d’ailleurs la contestation du pouvoir royal). Le phénomène religieux est le contraire de la révélation de Dieu à Abraham et Moïse, le contraire de la présence de Jésus parmi les hommes. Là encore, il faut se référer au jugement des contemporains des premiers chrétiens. Ceux-ci étaient jugés par les Grecs et les Romains comme des athées et des hommes irréligieux. Pas seulement en ce qui concerne le culte de l’empereur, ce qui était affaire politique et religieuse ensemble, mais pour tous les cultes. Quand dans un grand acte de magnanimité l’empereur, voyant ce qu’il estimait être une nouvelle religion se répandre dans l’Empire, offre à ces chrétiens de mettre leur Chrestus parmi les autres dieux, dans le Panthéon, ces gens étranges refusent. Ils n’étaient pas du tout libéraux. Ce qui provoqua une noire colère chez l’empereur. Il ne s’agit pas de mettre Christ au rang des dieux. Il ne s’agit même pas de faire prévaloir une meilleure religion sur les mauvaises, païennes, il s’agit de détruire les religions et l’esprit religieux infantile. Il y a là continuité parfaite entre le judaïsme et ce que Jésus et Paul ont ensuite enseigné.
Destruction au même titre de la morale. Dans la mesure où l’action permanente de Dieu est la mise en liberté de l’homme (vraie liberté et non pas volonté d’autonomie de l’homme, recherche d’une indépendance et d’une incohérence), on ne peut supporter les ordres de la morale courante, les principes, qu’ils soient philosophiques ou naturalistes ou sociologiques, d’une morale qui établit le bien et le mal.
Dès le début de la Genèse, nous apprenons cette chose stupéfiante, dont on a si rarement tiré les conséquences : ce que l’homme acquiert en « prenant le fruit », c’est la « connaissance du bien et du mal » mais connaissance dans le sens de : capacité de déclarer, comme Dieu, ceci est bien, ceci est mal. Il n’y a pas un Bien et un Mal supérieurs à Dieu, que Dieu se bornerait à mettre en application, il n’y a pas un Bien et un Mal transcendants à Dieu (ce que nous croyons toujours lorsque nous jugeons que le Dieu de l’Ancien Testament, par exemple quand il donne à Abraham l’ordre de sacrifier son Fils, fait mal). Et être comme Dieu, c’est devenir capable de déclarer : ceci est bien, ceci est mal. Ce que l’homme a acquis et qui fut l’occasion de la rupture, car rien, absolument rien ne garantit que ce que l’homme va déclarer correspond à ce que Dieu a déclaré. Par conséquent établir une morale est inévitablement le mal. Cela ne signifie pas qu’il suffise de supprimer la morale (courante, banale, sociale, etc.) pour retrouver le bien. Quoi qu’il en soit Dieu libère l’homme aussi de ces morales et le place dans la seule situation éthique vraie, du choix personnel, de la responsabilité, de exercer pour trouver la forme concrète d’une obéissance à son Père. Ainsi toute morale est annulée. Les commandements de l’Ancien Testament ou les Parénèses de Paul ne sont en rien une morale. Ils sont d’une part la limite entre ce qui fait vivre et ce qui fait mourir, d’autre part des exemples, des métaphores, des analogies, des paraboles incitant l’homme à s’inventer lui-même. Quand Jésus très consciemment et volontairement transgresse les commandements (devenus morale), quand il fait de la transgression une sorte de conduite constante qui doit être assumée par ses disciples, quand Paul pose brutalement la question : « Pourquoi observez-vous ces commandements qui sont uniquement des commandements d’homme », ce n’est pas à la loi juive qu’ils en ont, mais à toute morale.
Subversion des cultures ? Ceci pourra paraître plus étrange encore. Et pourtant c’est bien exactement ce que nous montre le texte biblique. On sait à quel point aussi bien l’Ancien Testament que le Nouveau sont imprégnés par les cultures environnantes. On peut retrouver les traces de textes égyptiens (Job et tant d’autres) ou assyro-chaldéens tout au long de la Bible hébraïque. Et même dans l’Ecclésiaste une pensée indiscutablement d’origine grecque ou égyptienne. Tout le monde sait également que Paul s’inspire abondamment du stoïcisme dans les conseils « moraux » qu’il donne, dès lors est-on bien sûr que ces textes culturels expriment la révélation de Dieu ? A l’inverse, cette révélation n’est peut-être pas l’apanage des Juifs, n’en trouve-t-on pas des manifestations chez tous les peuples ? Or, ce qui me paraît le seul point passionnant dans ces opérations de reprise, c’est la façon dont les textes sont traités. Jamais on n’insère le texte babylonien ou perse, le texte égyptien ou grec tel quel, dans son identité. On s’en sert et on s’en sert toujours de façon polémique, c’est-à-dire pour démontrer à quel point ce texte est inopérant ou faux.
Il y a dans toute la Bible, à l’égard des cultures environnantes, ce que les situationnistes ont appelé le détournement. Ils proposaient comme l’une des formes de l’action révolutionnaire le fait de ressaisir par exemple un texte et de le détourner de son sens, de son objectif pour lui faire dire tout autre chose. C’est exactement ce que tous les écrivains juifs, puis chrétiens ont effectué. Ils ont pris un texte et ils l’ont appliqué à une situation toute différente. Ils en ont changé certains termes, ils l’ont inséré dans un contexte qui le détournait de son sens premier, etc.
Ainsi le poème égyptien inséré dans Job est radicalement changé parce qu’il est placé dans la relation avec le Dieu d’Israël. De même les récits de la Genèse sont, on le reconnaît très bien maintenant, des récits construits de façon polémique contre les cosmogonies babyloniennes. De même la morale stoïcienne cesse d’avoir et le sens et la portée (universelle !) que l’on prétendait en l’insérant dans le mouvement mort/résurrection, justification/sanctification : même si les phrases restent les mêmes, le sens en est radicalement mué.
Ceci s’effectue par des voies multiples, l’une des voies très employées par les Hébreux fut l’humour. On prend un mot et on change une lettre ce qui lui donne un tout autre sens. On modifie l’application d’une citation (et Paul a aussi employé cette forme de détournement, par exemple le proverbe sur les Crétois). On procède à des jeux de mots qui soit ridiculisent le texte ou le personnage, soit obtiennent un effet nouveau… Certains exemples sont bien connus : appeler Veau les Taureaux que l’on adorait en Canaan, déformer Baal en Bel-Zebub (le dieu des mouches !), etc. Ainsi les Hébreux se sont situés dans toutes les cultures environnantes, ils ne se sont pas clôturés, enfermés, ils les ont connues et utilisées mais pour leur faire dire tout autre chose. Subversion des cultures. Ce qui est intéressant, et qui n’a jamais été fait, c’est de mesurer la distance entre le texte originaire et le texte inséré dans la Bible ou d’analyser le processus de détournement qui a été employé. (Il doit nous servir de modèle de ce que nous aurions à faire nous-mêmes à l’égard de nos propres cultures.)
On peut s’arrêter ici dans ces exemples de subversion du X par rapport à tout ce qui constituait l’univers politique, économique, culturel du monde. Nous aurons à reprendre en détail tel ou tel de ces cas.
Ceci étant, quel a été l’aboutissement ? Un christianisme qui est une religion. La meilleure affirme-t-on. Au sommet de l’histoire des religions. L’ennui c’est qu’après (donc en progrès de toute évidence !) vient l’Islam… Une religion classée dans l’espèce des ant que l’Occident a été conquérant et qu’il asservissait le monde. Maintenant, il se laisse pénétrer par les valeurs des cultures africaines, orientales, amérindiennes… il est du côté « des plus faibles », toujours habile à trouver sa justification, et nous aurons demain un christianisme islamisé, exactement comme aujourd’hui nous avons un christianisme marxisé, hier un christianisme rationaliste (libéral) et avant-hier un christianisme aristotalisé après platonisé ; dérision du « se faire tout à tous ».
Chaque génération croit avoir découvert enfin la vérité, la clef, le nœud essentiel du christianisme en se plaquant, se modelant sur l’influence dominante. Le christianisme devient une bouteille vide que les cultures successives remplissent de n’importe quoi. Ce n’est pas parce que, aujourd’hui nous découvrons le socialisme et l’islam que nous sommes en quoi que ce soit plus vrais devant Dieu que nos pères, pleins de bons sentiments pour les pauvres sauvages qu’il fallait sortir de leur misère, de leur ignorance, de leur péché, etc. Ce christianisme est toujours aussi plastique à l’égard des cultures qu’il le fut à l’égard des régimes politiques. Je l’ai dit cent fois. Monarchiste sous la monarchie, républicain sous la république, socialiste sous le communisme. Tout se vaut. En cela aussi, le christianisme est l’inverse de ce que la Révélation de Dieu en Jésus-Christ nous montre. Telle est l’esquisse générale. Telle est en même temps la question dramatique. Ainsi s’ouvre une quête que j’essaierai de mener aussi loin que possible, thème par thème.religions monothéistes. Une religion caractérisée par tout le religieux, des mythes, des légendes, des rites, du sacré, des croyances, un clergé, etc. Un christianisme qui a fabriqué une morale, et quelle morale ! la plus stricte, la plus moralisante, la plus infantilisante, la plus débilitante, tendant à faire des irresponsables. En étant méchant, je dirais des imbéciles heureux. Sûrs de leur salut s’ils obéissent à la morale. Et vont défiler toutes les images de la morale sexuelle, de la morale d’obéissance absolue (inouï, l’obéissance finissant par devenir dans le christianisme la valeur suprême !), de la morale du sacrifice, etc. Un christianisme qui est devenu un conservatisme complet dans tous les domaines, politique, économique, social. Que rien ne bouge. Que rien ne change. Le pouvoir politique, c’est le bien. La contestation, la critique c’est le mal 8.
Il faut que le chrétien obéisse au pouvoir en place par devoir de conscience. Et non seulement cela, mais il faut qu’il devienne un soutien actif du pouvoir en place. Il doit lutter contre tout ce qui le menace. Et de même dans l’ordre social ou économique. La hiérarchie est voulue par Dieu. Les pauvres sont pauvres par la volonté de Dieu, les riches, riches, pour la même raison. Remettre ceci en cause, c’est aller directement contre la volonté de Dieu. Le christianisme devient une force permanente d’antisubversion. C’est la mise au service de l’État par Louis XIV ou Napoléon. La mise au service du capitalisme par la bourgeoisie du XIXe siècle. C’est l’ordre moral...
Dans le domaine des cultures nous trouvons exactement la même inversion. Le christianisme s’imbibe comme une éponge de toutes les cultures et de leurs avatars. Dominé par la culture gréco-romaine, il est devenu terrien et féodal (le système des bénéfices) dans le monde féodal, avec, nous le verrons, toutes les croyances qui le peuvent garantir. Il est devenu bourgeois, urbain, argentifère avec le système capitaliste, et maintenant il devient socialiste avec la diffusion du socialisme. Il a servi à diffuser la culture occidentale dans le monde ant que l’Occident a été conquérant et qu’il asservissait le monde. Maintenant, il se laisse pénétrer par les valeurs des cultures africaines, orientales, amérindiennes… il est du côté « des plus faibles », toujours habile à trouver sa justification, et nous aurons demain un christianisme islamisé, exactement comme aujourd’hui nous avons un christianisme marxisé, hier un christianisme rationaliste (libéral) et avant-hier un christianisme aristotalisé après platonisé ; dérision du « se faire tout à tous ».
Chaque génération croit avoir découvert enfin la vérité, la clef, le nœud essentiel du christianisme en se plaquant, se modelant sur l’influence dominante. Le christianisme devient une bouteille vide que les cultures successives remplissent de n’importe quoi. Ce n’est pas parce que, aujourd’hui nous découvrons le socialisme et l’islam que nous sommes en quoi que ce soit plus vrais devant Dieu que nos pères, pleins de bons sentiments pour les pauvres sauvages qu’il fallait sortir de leur misère, de leur ignorance, de leur péché, etc. Ce christianisme est toujours aussi plastique à l’égard des cultures qu’il le fut à l’égard des régimes politiques. Je l’ai dit cent fois. Monarchiste sous la monarchie, républicain sous la république, socialiste sous le communisme. Tout se vaut. En cela aussi, le christianisme est l’inverse de ce que la Révélation de Dieu en Jésus-Christ nous montre. Telle est l’esquisse générale. Telle est en même temps la question dramatique. Ainsi s’ouvre une quête que j’essaierai de mener aussi loin que possible, thème par thème.
NOTES
1. Et chez Jean nous avons cette admirable déclaration de Jésus, après avoir montré à ses disciples ce que cela signifie d’être le serviteur des autres, et leur avoir rappelé que tout fidèle de Jésus est serviteur : « Si vous savez ces choses, vous êtes heureux, pouvu que vous les pratiquiez » (Jn XIII, 17). Là encore la pratique est la pierre de touche du salut et de l’amour.
2. Et j’y ajouterai la critique combien profonde et spirituellement pertinente de B. Charbonneau.
3. Cf. par exemple J.-M. Benoist, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981 ; Manuel de Dieguez, L’Idole monothéiste, Paris, PUF, 1981.
4. J. Ellul, Fausse Présence au monde moderne, Paris, Éditions de l’ERF. 1964.
5. F. Belo, La Lecture matérialiste de l’Évangile de Marc. Paris, Éditions du Cerf, 1974.
6. Le Dieu unique en trois personnes… Je ne reprends pas ici l’interminable discussion théologique qui m’a toujours paru étonnante et liée à une philosophie essentialiste et substantialiste seulement. Après tout j’ai un corps, j’ai une pensée, j’ai des sentiments, j’ai une volonté, ne suis-je pas un quand même, et lorsque j’agis matériellement n’est-ce pas différent du moment où je pense, plongé dans ma méditation ? Ou encore ne faut-il pas rappeler que « personne » vient de persona, mot qui veut dire le masque d’acteur ? Dieu venant vers l’homme revêt des « masques » divers. Il est le Père et Créateur, il est le Fils sauveur et Amour, il est le Saint-Esprit sanctificateur… Manières d’être que Dieu adopte pour pouvoir être saisi par l’impuissance et l’ignorance humaines.
7. Jacques Ellul, L’Espérance oubliée, Paris, Gallimard, 1977.
8. Et l’on peut multiplier les exemples concrets de ces contradictions, ainsi Kierkegaard souligne à juste titre la remarquable pratique qui a duré en Occident pendant 1 500 ans de faire prêter serment, devant un tribunal ou ailleurs au nom de la Bible ou des « Saints Évangiles » : dans lesquels très précisément se trouve l’interdiction de prêter serment (Mt 5. 34) !Par Jacques Ellul dans "La Subversion du Christianisme", France, éditions du Seuil, 1984, chapter I. Adapté et illustré pour être posté par Leopoldo Costa.