Gueorgui Joukov est un héros, un vrai. Un de ceux dont les Soviétiques raffolent. Il a défendu Moscou face à Hitler, il a brisé la résistance allemande à Stalingrad. C’est le général le plus gradé de l’histoire de l’URSS, et même de la Russie. Ses succès l’ont propulsé gouverneur de la zone d’occupation soviétique en Allemagne en 1945. C’est peu dire qu’il en a rencontré, du beau monde. Notamment Eisenhower, alors commandant en chef des armées américaines sur le Vieux Continent. Leur entrevue a lieu juste après la prise de Berlin. Au fil des discussions, le général américain trinque avec le gradé russe, et va jusqu’à lui faire goûter… du Coca-Cola! Un breuvage que le général soviétique aurait bu d’un trait, comme un shot de vodka. Et il aurait apprécié, le communiste. Beaucoup trop. A en devenir accro. Rien de très grave jusque-là. Sauf que le Coca-Cola est interdit chez les Soviets. Cette boisson, c’est carrément le symbole du capitalisme américain. En boire, c’est risquer alors un séjour dans un goulag de Sibérie, ou pire, connaître la disgrâce de Staline. Et puis un haut gradé, bonjour la publicité pour le régime…
Seulement voilà, Joukov veut continuer à boire ce soda impérialiste. Il se confie au commandant de la zone d’occupation américaine, Mark W. Clark: « Il me faut du Coca! » Mais comment faire pour ne pas attirer l’attention des barbouzes et autres balances russes? Joukov a une illumination: « La bouteille ne doit pas ressembler au produit américain et la couleur doit être différente. » La demande est si insolite qu’elle remonte jusqu’au président des Etats-Unis lui-même. Offrir du Coca 100% capitaliste à un officier communiste? Harry Truman trouve le paradoxe jouissif. Il met donc un as sur le coup.
L'heureux élu se nomme James Farley, responsable des exportations de la marque Coca-Cola. Il demande à ses équipes de modifier la formule de la boisson, sans en altérer le goût. Pas simple. Un chimiste va tout de même réussir à changer la couleur brune du Coca et à rendre la boisson claire et transparente… semblable à une bonne vodka russe! La bouteille aussi est relookée, à la mode soviétique: elle abandonne ses courbes si célèbres pour un design droit, bien plus anonyme. Le bouchon devient blanc, on y ajoute une étoile, rouge bien sûr. Le tout est produit en Belgique. Et on fait livrer à Berlin cinquante bouteilles de ce breuvage incolore au général Joukov. « Du Coca blanc pour les Rouges. Voilà un sombre secret », s’amusera plus tard le superviseur technique du géant américain du soda.
Personne ne sut jamais rien du secret de Joukov.
De son vivant, évidemment. Le général mourut en 1974, onze ans avant que le Coca-Cola ne soit finalement commercialisé en URSS. Aujourd’hui, la boisson reste interdite dans deux pays: Cuba et la Corée du Nord. Mais personne ne peut affirmer que Fidel Castro et Kim Jong-un n’en sirotent pas à l’occasion dans une bouteille de rhum ou de soju frappée du marteau et de la faucille. Enjoy Coke, camarades!
Par Thibault Petit dans "Ça M'intéresse Histoire",Mars-Avril 2016, nº 35. Adapté pour être posté par Leopoldo Costa.