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Virgilio Martinez |
PÍA LEÓN ET VIRGILIO MARTÌNEZ, CHEFS SUPERSTARS À LIMA, SONT DES PIONNIERS DU MANGER VRAI. RENCONTRE AVEC UN COUPLE ENGAGÉ QUI EXPLORE ET RACONTE DANS L’ASSIETTE TOUTES LES RICHESSES DES TERRES ANDINES.
Il serait vulgaire de résumer le savoir-faire des chefs à l’éveil des papilles.
Ils les élèvent plutôt, jusqu’à des sommets inconnus. Ils révèlent aussi que ces saveurs-là riment avec une histoire, une culture, une civilisation. Ils exaltent plus que des mets. Ils haussent un terroir dans ce qu’il a de fondamental, c’est-à-dire la terre qui le constitue et la façon dont elle vit. Pía León, 31 ans, et Virgilio Martínez, 41 ans, sont de ceux-là. Au Central, le restaurant ouvert par Virgilio à Lima, ils ont travaillé pendant dix ans côte à côte, délivrant une cuisine hallucinante moult fois couronnée. En 2018, Central occupait d’ailleurs la sixième place dans le classement des « World’s 50 Best Restaurants ». Sa particularité ? La célébration des produits indigènes. Il faut dire qu’au Pérou, dans ce pays entre Pacifique et Amazonie, la biodiversité est exceptionnelle, tant par la faune que par la flore. On y recense plus de 400 espèces de mammifères (record du continent américain) et 25 000 plantes, dont 1 400 médicinales. Sur cet éden règne une trinité : la pomme de terre (3 000 variétés répertoriées), le quinoa (une centaine de variétés) et le maïs (une trentaine de variétés) ! Le menu du Central raconte les biotopes de ce territoire encore mystérieux, dont les écosystèmes ont inspiré un menu de dix-sept plats, qui plonge à 10 mètres sous le niveau du Pacifique avec des escargots de mer, avant d’entamer une lente ascension gustative qui culminera à 4 100 mètres avec une poitrine de porc de haute montagne. Dans ce « Mater Elevations », il y a des adrets et des ubacs, des montées à 1 900 mètres dans la jungle avec un pain de coca fumé, des dénivelés dans la forêt amazonienne, à 450 mètres, avec des piranhas pêchés dans la rivière Nanay. Pour finir à 2 750 mètres avec un dessert au chocolat réalisé avec du cacao entouré d’argile du Chaco et de « cushuro », des billes d’algues présentes dans les étangs et les lacs de la Cordillère… Au-delà de l’expérience culinaire unique, il y a une volonté écologique. Une philosophie écologique même, qui dépasse les prouesses techniques. Nous voilà devant une gastronomie initiatique.
Virgilio Martínez parle avec passion de son métier, pas comme le chef d’une adresse mondialement prisée, mais comme un explorateur.
« Le plat de piranhas est présenté de manière provocante avec la tête des poissons. En fait, on ne mange que la peau et la chair. C’est difficile de s’en procurer en ville, on reçoit seulement une trentaine de pièces par jour. Mais, plus que la satisfaction d’avoir un piranha dans l’assiette, c’est une manière de découvrir d’où il vient. Si je parviens à faire ressentir le biotope d’un produit, alors j’ai réussi. Sur demande, nous expliquons aux convives les producteurs, la région… Cela fait partie de l’expérience car on ne vient pas au Central juste pour manger. Nous cherchons à établir des ponts entre la culture, la géographie et les saveurs.
Disposé sur des pierres venues des sommets ou des plaines, avec des couleurs, des fleurs et des plantes qui dessinent son environnement, chaque plat est un microcosme, un paysage. Toute une topographie sur nappe pour évoquer les montagnes, la jungle… Désireux d’aller plus loin, Virgilio Martínez a créé une association : Mater Iniciativa. Sorte de laboratoire de recherche explorant le Pérou pour découvrir ses richesses, elle lui a d’abord permis d’introduire des plantes et des produits étonnants dans sa cuisine. Puis, devant l’immensité des découvertes, il y a vu un devoir citoyen. Mater Iniciativa est devenue un véritable centre scientifique recensant la biodiversité péruvienne, ainsi que les traditions ancestrales des différentes communautés, leurs pratiques agricoles, les langues orales synonymes de savoirs millénaires, la préservation d’écosystèmes en danger ou oubliés... Virgilio y invite des anthropologues, linguistes, biologistes et défenseurs de l’environnement à révéler une terre toujours miraculeusement prodigue malgré l’affolement du monde.
« Nous nous appuyons sur l’université de Cuzco car nous avons besoin de botanistes et de biologistes, reprend-il. Une plante est-elle totalement comestible ? Contient-elle des toxines ? A-t-elle des vertus médicinales ? Impossible de répondre seul à toutes ces questions. De plus, la nourriture ne sera jamais plus importante que l’histoire d’un ingrédient. Au Pérou, il existe encore des milliers de plantes sauvages non identifiées. Si nous ne savons pas ce qui pousse dans notre sol, il sera impossible d’en assurer la préservation. »
Dirigé par Malena Martínez, la soeur de Virgilio, le petit groupe de savants s’extasie devant chaque plante inconnue. « Mater Iniciativa est une matrice, explique Malena. Nous resituons la nourriture dans son contexte écologique, social et culturel. Pour cela, les communautés montagnardes sont essentielles. Elles nous racontent ces plantes non répertoriées, nous décrivent comment les laisser infuser, les cuisiner, confectionner des crèmes pour se soigner... Nous entretenons des liens forts avec ceux qui pourront transmettre les cultures et les savoirs. Nous devons aussi apprendre leurs langues comme le quechua et d’autres idiomes amazoniens, parce qu’elles peuvent nous livrer des informations indispensables : pratiques agricoles, fonction de certaines plantes, conservation des aliments… autant d’éléments qui leur ont permis de survivre pendant des siècles. »
C’est dans cet esprit que Virgilio a ouvert Mil il y a quelques mois.
Perché à 3 500 mètres sur le site de Moray, merveille archéologique inca, Mil est une utopie culinaire. Dans cette cuisine-incubateur, gourmets, étudiants et chercheurs partagent expertise et nourriture. Francesco D’Angelo, anthropologue, nous guide. Autour de la maison en terre, des champs à perte de vue sous une ligne de ciel fabuleuse. Ici, on teste, on crée, on reprend le fil. On respecte. « Nous sommes entourés par les communautés indiennes de Mullak’as-Misminay et de Kacllaraccay, explique Francesco. Ces paysans sont étroitement associés au projet Mil car ils nous apprennent comment fabriquer des pesticides naturels ou régler les jachères. Nous leur donnons une partie de nos terres à cultiver et nous partageons nos récoltes. Nous sommes dans un rapport de réciprocité, afin de faire perdurer les savoirs. »
Au Mil, avant de déjeuner, on se familiarise avec plus de deux cents variétés de plantes inventoriées avec l’aide des communautés montagnardes. Il y a aussi les fruits, les fleurs, les animaux de ces altitudes. Une taxinomie extraordinaire ! Et on apprend : comment mature un cacao, comment cultiver une pomme de terre rare ou en créer une nouvelle variété grâce à la pollinisation, que va donner la macération de ces racines… Les réponses aux questions qu’on ne s’était jamais posées fusent. Dans l’assiette, on retrouve légumes, tubercules, céréales, diverses feuilles étranges en infusions ou fleurs fragiles en signatures. Plus qu’un repas, c’est une contemplation qui parle d’une identité : l’identité péruvienne. Virgilio Martínez confirme : « Je n’utilise que des produits locaux. Je les travaille, j’en parle, je fais des conférences… Dans la nourriture, il y a des choses qui viennent de loin. Parfois, un client me dit qu’une saveur lui évoque son enfance quand il jouait dans les arbres. Pour moi, être péruvien, c’est réveiller cette conscience avec la nature qui nous entoure. »
Le devoir du chef est celui de la mémoire écologique.
Mieux, il poursuit sa quête avec son épouse, Pía León, qui vient de créer son propre restaurant, Kjolle, une table 100 % péruvienne pour laquelle, en septembre dernier, elle a été élue «Meilleure cheffe d’Amérique du Sud ». Ensemble, ils ont ouvert, toujours à Lima, Mayo, un bar à cocktails élaborés avec des plantes andines. Et après ? Virgilio rêve d’un restaurant caché dans la jungle amazonienne. Comptez sur ces ambassadeurs du monde, le projet verra sûrement le jour, nourrissant cette saga familiale au sommet. ■
Par Virgilio Martínez dans "Elle", semaine du 18 au 24 janvier 2019, France, pp.78-82. Numérisé et adapté pour être posté par Leopoldo Costa.